mardi 20 juin 2006

La vraie vie est ailleurs

Rimbaud disait : "La vraie vie est ailleurs". Dans le premier poème du recueil de jeunesse qu'il a intitulé "La recherche", Krishnamurti écrit quant à lui : "J'ai été un voyageur errant dans ce monde aux choses transitoires", et pendant soixante-dix ans de nomadisme il va insister sur la nécessité de redécouvrir en nous le nomade, celui qu'il nomme "Le voyageur errant", qui seul permet de mettre au jour en nous l'explorateur et notre faculté d'exploration. Car il est bien question d'exploration, et de l'exploration fondamentale, de laquelle tout autre aventure parait désuète, puisqu'il s'agit pour tout un chacun de partir explorer son âme. Là se situe un autre point fondamental de l'enseignement krishnamurtien, la fabuleuse aventure, le goût, l'attrait du voyage intérieur. Attrait toujours présent au tréfonds du cœur humain, pour peu qu'on soulève le voile.
Ce voyage est l'élément majeur réunissant toutes les cultures, toutes les traditions, toutes les spiritualités, de tous les âges. Or, et particulièrement, l'Occidental moderne a perdu le sens du nomade. Caïn a pris le pas sur Abel, le possesseur sédentaire a pris le pas sur le nomade explorateur. C'est ce qu'on nomme de nos jours la société matérialiste. Le matérialisme au niveau même de la matière, ça n'est pas dangereux, mais, le matérialiste, c'est avant tout celui qui a jeté l'ancre. L'histoire raconte que Caïn a tué Abel, le sédentaire a tué le nomade et non pas l'inverse. Et cette histoire est assez ancienne. Krishnamurti enseigne que l'exploration intérieure est primordiale, mais qu'elle ne commence que lorsque nous cessons de suivre une voie tracée à l'avance.
L'exploration intérieure ne commence que lorsque nous sommes perdus, et ainsi livrés à nos seules facultés de découverte, aussi angoissante que puisse être cette situation. Nous devons avoir le courage et la lucidité de constater l'échec de toutes nos références, de tous nos maîtres à penser, de tous nos gourous, de tous nos leaders, de tous nos modèles, de tous nos dieux. Il a écrit cette phrase fameuse : "C'est la croyance au maître qui crée le maître...et l'expérience est façonnée par la croyance." C'est ce que signifie la phrase populaire : "Prendre des vessies pour des lanternes" ou bien "S'en laisser compter" ; c'est-à-dire ne pas être libre finalement. Aragon dit : "En ce temps-là j'étais crédule, un mot faisait promission et je prenais les campanules pour les fleurs de la passion". Krishnamurti n'a jamais prétendu que dieu existait ou qu'il n'existait pas. Personne n'a jamais pu lui faire dire : il existe ou il n'existe pas. Par contre, il a constamment affirmé que tant que dieu nous sert de référence ou de modèle, par là même nous ne sommes pas réellement perdus, nous ne vivons pas réellement notre propre aventure, nous n'éveillons pas nos propres sens d'orientation, notre boussole intérieure. Notre coeur est donc insatisfait, nous ne vivons pas pleinement, nous interdisons à la vie de jaillir en nous dans toute sa spontanéité. Le seul instant de vérité au cours duquel l'humain alimente vraiment toutes les couches de son être, c'est le moment de la nuit noire de l'âme, l'instant où il n'y a plus de guide, plus de références, l'instant où nous sommes comme le dit Valéry "Perdus sans mâts ni fertiles îlots".

Dès 1920, Krishnamurti affirmait que l'humanité irait d'échec en échec tant que les peuples existeraient selon des modèles ou des références. L'époque moderne révèle que les tentatives d'ordonner les sociétés selon un modèle ou une idéologie n'aboutissent qu'à la stagnation, la régression, l'injustice ou le chaos. Il y a une phrase de la sagesse antique qui dit : "Les ténèbres ne peuvent croître, seule la lumière peut faiblir". Mais seule une pensée qui se lève constamment en ne se préservant derrière aucune référence, seule une telle pensée entretient en elle la lumière indispensable à notre évolution. C'est le problème de l'éducation. Un jour Krishnamurti m'a dit : "Le problème majeur de l'éducation, c'est la nécessaire et perpétuelle auto-rééducation de l'éducateur". Si nous mettons en oeuvre, en nous, cette phrase, c'est une révolution. La lumière intérieure est aussi indispensable à l'humain que l'air qu'il respire. C'est cette lumière qui permet à l'humanité d'évoluer, c'est-à-dire de sortir de la barbarie. C'est le rôle de la culture. La culture permet de vivre malgré tout ; c'est également grâce à cette lumière, à la culture, que l'humain parvient un jour au stade où il ne vit plus seulement pour lui, mais aussi pour les autres et aussi pour sa maison, c'est-à-dire la planète, l'univers. Si je ne suis pas enfermé dans la petite prison de mon ego personnel, je découvre que j'appartiens à la grande maison universelle, qui est d'abord la planète, et par conséquent je cesse de contribuer à son extermination, ce qu'on nomme gentiment la pollution, mais qui est déjà au stade de l'extermination. De nos jours, ce stade de la culture reste encore, hélas, élitiste. Nietzsche à son époque le précisait : "Les hommes ne recherchent pas la lumière pour mieux voir, mais pour briller". Krishnamurti précise que si nous suivons des modèles, c'est parce que nous avons peur de l'inconnu. Alors il dit : "Soyez totalement vulnérables en ne vous préservant plus derrière vos modèles ou qui que ce soit". Il précise également que c'est seulement lorsque nous sommes totalement vulnérables que nous ne pouvons plus être blessés, car nous ne retenons plus les blessures. C'est très bouleversant dans l'enseignement de Krishnamurti, c'est le centre même de l'éducation. L'humain courant, celui qu'on nomme le vulgum pecus, se protège logiquement pour moins souffrir. Krishnamurti dit : "c'est exactement le contraire, c'est lorsque tu es totalement vulnérable que tu ne souffres plus, parce que tu ne retiens plus les blessures." C'est une véritable révolution. C'est cette suprême vulnérabilité au réel, de par l'abandon de toutes les références qui fait de l'humain le véritable héros, non pas celui qui est fort par la puissance, mais qui est fort par sa propre vulnérabilité. Selon Krishnaji, l'humain intelligent est un humain blessé et de cette blessure découle son absence totale de préjugés, c'est-à-dire de protection. Un tel humain accède à la connaissance, justement car il ne sait rien à l'avance. Lui seul, dit Krishnamurti, est totalement immergé dans la vie. Une partie majeure de l'éducation chez Krishnamurti est contenue dans le déroulement de sa propre vie. Nous disions précédemment "on n'enseigne que ce qu'on est". Et l' existence de Krishnamurti, ce nomade - comme il aimait à le dire - déplaçait constamment des valises, il n'a jamais eu un domicile fixe. Il a constamment erré, pour les rencontres et les conférences - et souvent cela n'était pas simple pour lui, parce qu'il était d'une santé fragile. S'il a disposé d'une énergie qui lui a permis au terme de sa vie d'enseigner un mois et demi avant que son corps ne cesse de vivre, c'est parce qu'il avait vraisemblablement un sens extraordinaire de la gestion de sa propre énergie et de la gestion de ses fragilités.

Exposé de Yvon Achard
Conférence "Krishnamurti et l'éducation à la fin du XXe siècle"

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